Christiane Rochefort Archaos ou Le jardin étincelant. - Grasset, 1999.
Bordel n'est pas mortel
Alors que l'ordre l'est.
À quoi bon écrire Les Délaissés quand on s'aperçoit soudain qu'ils le sont déjà depuis des années, et bien mieux que nous ne le ferons jamais ?
Non
pas qu'à première vue le roman de Christiane Rochefort ressemble en
quoi que ce soit à notre projet, mais parce qu'il constitue la plus jouissive utopie qu'il m'ait jamais été donné de lire et quà ce titre le petit royaume d'Archaos pourrait bien représenter ce qu'aurait dû être notre Plateau, si, fous que nous sommes, nous ne nous piquions d'un quelconque "réalisme".
Tout
comme le Plateau se présente comme un trou dans la géographie - une
sorte de non-lieu, si l'on veut, Archaos est un trou dans l'Histoire, "entre la fin des Temps Barbares et le commencement des Temps Barbares", volontairement occulté par ceux qui avaient tout intérêt à faire disparaître un si mauvais exemple.
Car
Archaos, c'est avant tout le récit d'une déprise, générale et
systématique, de tous les liens qui nous enserrent, qu'ils soient
économiques, politiques, sexuels ou religieux. Une déprise et non une
libération car les personnages d'Archaos ne sont pas des lutteurs. De
splendides feignasses, plutôt, carburant davantage au bon sens qu'à la
dialectique et à la bienveillance nonchalante qu'à la lutte des classes.
Lorsqu'il succède à son père, le despotique Avatar II, le prince Govan
n'a pas vraiment d'idées sur la question. Il est surtout soucieux
d'épargner un mariage forcé à sa sœur jumelle, l'adorable Onagre dont il
est amoureux de toute éternité. Il lui faudra pour cela déjouer les
pièges que lui tendent les princes des royaumes voisins et apprendre à
gouverner d'une façon toute nouvelle, à l'aide d'une armée de
personnages tous plus loufoques les uns que les autres (pas loin d'une
centaine), du rebouteux Analogue au saint moine (et spectre) Érostase,
en passant par l'inépuisable étalon-geôlier Malafoutre, Héliozobe le
peintre-brigand, ascète et pédéraste, Désirade et autres dames du
bordel, entre les mains desquelles doit passer tout membre du nouveau
Conseil pour être certifié, le bouillant écuyer Ganidan, perpétuellement
tenu en laisse par la tendre reine Avanie, sans compter une tribu de
rats, quelques chats transformistes et les meilleurs chevaux du pays.
On
le voit, Archaos se laisse difficilement résumer, qui emprunte autant
au conte, aux romans de chevalerie et à Rabelais qu'à Voltaire, pour la
concision toute en ironie d'un style dont le brio ne se retrouve plus
guère aujourd'hui que chez un Chevillard. Car Archaos, et c'est
là sa grande force, est surtout un roman incroyablement drôle. Très loin
de tout ce qu'on aurait pu redouter de fumées baba-cool (le livre date
de 1972) et contrairement à trop d'anarchistes autoproclamés, Christiane
Rochefort n'oublie pas de rire. Au rebours d'un Sade ou d'un Bataille,
la subversion ne passe pas chez elle par la transgression ou l'inversion
des valeurs, mais par un tranquille pas de côté qui souligne à coup sûr
leur ridicule. Les gens d'Archaos ne sont ni des révoltés ni des
rebelles, ils ont juste décidé de ne pas se laisser pourrir l'existence.
On ne supprime pas les lois : on en promulgue au contraire à l'envi,
parce que c'est drôle et que ça ne sert à rien. On ne s'attaque pas au
gouvernement : chacun, au contraire, pourra en faire partie s'il est
jugé bon amant. Si l'on supprime l'argent, c'est parce qu'il n'y en a
plus besoin, puisque tout est gratuit. De même, enfin, on aime Dieu,
infiniment, jusqu'à lui rendre grâce pour la moindre turlute.
Ainsi
entre-t-on dans l'Utopie, tout allégé de nos carcans. En faisant le
choix définitif de l'improvisation, pourvu qu'elle soit joyeuse, Archaos
se découvre libre sans avoir eu besoin de le promulguer. En ce sens, ce
n'est pas seulement un jardin, c'est bien aussi un délaissé, mais un
délaissé qui a réussi : d'ailleurs, les seules orties qu'on y trouve
sont celles où ont échoué l'État, le Capital et le Patriarcat. À part
quoi elles font une soupe délicieuse.
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